lundi 1 mars 2021

Pourquoi se réjouir de la mort du costume ?

 BILLET – POURQUOI JE ME RÉJOUIS DE LA MORT DU COSTUME

Temps de lecture : 8 minutes



Publié par Jordan Maurin le Aujourd'hui0

Mis à jour le 1 mars 2021

Gros plan sur Humphrey Bogart.

Sa coiffure est impeccable. Tirée en arrière d’un geste de peigne. Il a dans l’œil un éclat faible de nostalgie. Les lèvres boudent. Qu’est-ce qu’il y a Humphrey, t’es triste ce soir ?

Il est assis à une table. Devant lui, on voit une bouteille. Elle est bientôt vide. Ce n’est pas de l’eau minérale. Humphrey a bu. Et pas qu’un peu. Et il a fumé. Un paquet peut-être, à juger d’après l’épais nuage qui l'enveloppe.

La caméra s’éloigne et alors on voit comment il est habillé : mais c'est un... oui c’est un t-shirt qu’il porte. Il est col V et moule un peu trop sa poitrine plus toute jeune. Il est froissé aussi. On aperçoit bientôt ses bras velus. Très, très velus. Vraiment très velus. Voilà son pantalon. Il est gris clair on dirait. Élastiqué à la taille en gros molleton. C’est un... un jogging y’a pas d’autre manière de dire.

La caméra recule encore et le décor est splendide. C’est un cabaret de velours et d’or. Et sur le parquet lustré, Humphrey a des chaussettes trouées.

COUPEZ !

Oui je sais. C’est impensable. Le simple nom d’Humphrey Bogart est une invocation de l’élégance. On dit Humphrey et l’esprit voit un costume ou un smoking, la veste croisée blanche à col châle, le nœud papillon qui penche juste assez pour faire croire que rien n’est calculé.



(Photo by Warner Brothers/Getty Images)

Et quand son personnage est torturé, au moins à l’écran, c’est une torture endimanchée. S’il est nostalgique, c’est une nostalgie fringante. Et s’il fait la moue, c’est une moue magnifique.

Humphrey, en plus de son métier d’homme, a ajouté celui d’icône. Et pour le jeune impressionnable que j’étais, le costume qu’il porte et surtout sa manière de le porter a été un déclic. J’étais au bord du précipice qu’on appelle #menswear, je contemplais ce qu’il s’y passait sans oser rejoindre la fête, j’avais un peu le vertige et Bogart dans Casablanca (Michael Curtiz, 1942), c’était l’équivalent d’un mec arrivé à toute vitesse sautant à pieds joints entre mes deux omoplates.

Chute libre. Libre oui, mais avec le costume bien en tête, bien vissé dans ma caboche impressionnable comme l’un des moyens les plus sûrs d’atteindre l’élégance.

Et bien que j’aie fait du chemin depuis cette chute, j’ai tendance à le penser encore. Je me demande : qu’est-ce qu’il resterait des Oiseaux de Nuit d’Edward Hopper sans les types maussades en costume aux côtés de la dame en rouge ?

Qu’est-ce qu’il resterait à Julian Kaye sans ses fringues Armani, dans American Gigolo ?



Copyright: Courtesy Everett Collection MMDAMGI EC001

Il ne resterait que le glauque. L’insoutenable.

Le costume sauve les apparences. Il fait même bien plus, il sublime les destinées humaines, il les rend supportables. Et c’est d’ailleurs bien souvent, le propre de l’art que de rendre la vie un peu plus supportable.

Je ne dis pas que le costume, c’est de l’art, je dis qu’il s’en rapproche dans ses effets quand il est bien fait, quand il est bien porté, quand il est bien représenté.

Car c’est là tout l’enjeu : bien le porter.

Et la raison pour laquelle les élégants contemporains ne citent pas d’autres contemporains comme référence stylistique, c’est que les acteurs, musiciens, artistes, portent aujourd’hui le costume comme un déguisement. Ils se déguisent en élégant.

Regardez-moi, j’ai mis un costume.

Là où pour Bogart et les autres, porter un costume était aussi naturel que de voir, sentir, goûter ou entendre.

C’est un sport de s’habiller, ça demande de la pratique. Porter un costume ne s’improvise pas.

Il faut trouver les causes qui donnent les effets désirables. Et encore faut-il savoir ce qui est désirable ! Et comment nos acteurs contemporains pourraient-ils le savoir alors que le costume ne se porte plus au quotidien.

  • Trois millions de costumes vendus en 2011, en France.
  • 1,4 million entre août 2018 et juillet 2019. +

La raison de cette chute est simple : le costume n’est plus considéré comme l’uniforme réglementaire des métiers de représentation et de la banque et finance.

Par exemple, Goldman Sachs, la plus sévère des banques d’investissement en matière de dresscodea annoncé en 2019 à ses 36 000 employés qu’ils pouvaient désormais s’habiller de manière moins formelle.

La fête de la cravate, c’est terminé. Le casual friday, c’est toute la semaine à présent. Un nouvel usage est défini, un nouvel ordre mondial vestimentaire, c’est le plus grand nombre qui a décidé. Et tant pis pour ceux qui se sentaient bien dans leurs costumes.

Est-ce qu’on va le pleurer ?

Pas du tout.

Vous pensiez qu’après mon introduction qui fleurait bon le “c’était mieux avant”, j’aurais répondu “oui” à cette question.

J’ai trois remarques à faire à ce sujet :

1.     Il est absurde de demander à ses employés de venir en costume-cravate rencontrer des clients qui font à peine l’effort de mettre une chemise.

2.    Est-ce qu’on va vraiment pleurer la fin du costume de bureau si ça veut dire moins de cravates immondes et de vestes aux épaules tombantes ?

3.    La pandémie mondiale de 2020 a définitivement achevé le costume de bureau.

Bon débarras.

Désormais, le costume n’est plus l’habit du pouvoir. Il est même devenu l’inverse. Il habille celui qui n’en a pas, celui auquel on impose les règles. Celui qui les dicte, lui, s’habille en hoodie, en jean, en New Balance et parfois il porte des tongs.

Steve Jobs, Mark Zuckerberg, Elon Musk et les nouvelles figures du pouvoir ne portent pas de costume.



(Photo by Kim Kulish/Corbis via Getty Images)

Ils trouvent ça frivole de se demander quelle cravate va le mieux avec sa chemise. C’est une décision de trop sur une journée qui en comprend déjà trop. Ils veulent se concentrer sur le business car c’est là qu’est le vrai salut pour eux.

Bien sûr, c’est aussi une manière de s’affranchir de l’ancien monde, de dire : on ne va pas jouer selon vos règles. Et quand Mark Zuckerberg se présente en costume à une audience devant le sénat américain sur l'utilisation des datas par Facebook, est-ce que cela veut justement dire le contraire ? Que cette fois il veut bien jouer selon les règles du système judiciaire ?



Mark Zuckerberg, devant une commission de sénateurs américains, le 10 avril 2018. (Photo By Bill Clark/CQ Roll Call)

Bien que je ne partage pas cette vision qui consiste à dire que de réfléchir à la meilleure manière de se présenter au monde est une perte de temps, je ne peux m’empêcher de penser que l'abandon de ce dresscode d’un autre temps est un progrès.

Je me dis qu’il est difficile de faire de vrais progrès entre l’égalité homme/femme tout en conservant ces normes des années 1950.

Je me dis qu’il est peut-être plus difficile d’avancer sur les questions de genre et d’identité sexuelle si l’on n’assouplit pas les règles en matière d’expression personnelle par le vêtement.

L’habillement n’est pas frivole, il dit souvent beaucoup de la manière dont on pense. Il peut dire beaucoup de nos idéaux aussi. Du monde tel qu’on voudrait le voir. Et sans que ce soit politique bien sûr. Je mets des chaussettes écrues avec des mocassins parce que c’est interdit par les gens bien-pensants et que je voudrais que plus de personnes s’affranchissent des limites vestimentaires qu’on leur impose.

Du coup, qu’en est-il de ceux qui aimaient venir travailler en costume ? Ah ça, le mémo de Goldman Sachs ne le dit pas.

En revanche, ce qu’on peut imaginer, c’est qu’un type en costume dans un open-space rempli de gens en chino et Stan Smith ça va faire jaser. Et on va lui faire retirer son costume. Lentement. Par le simple poids des regards et des remarques sous le couvert de l’humour. Viens-nous rejoindre dans la médiocrité.

Je ne veux pas dire que porter un chino est médiocre par rapport au fait de porter un costume. Ce serait aussi absurde que de dire qu’un escargot, c’est mieux qu’une limace. Alors que chacun sait qu’un albatros, c’est beaucoup mieux. Enfin ça se voit, c’est évident.

Ce que je veux dire, c’est que la norme deviendra celle du moindre effort vestimentaire. Car trop de personnes donnent une importance démesurée au confort. Alors même qu’un costume bien taillé, laissant suffisamment de place pour bouger peut-être aussi confortable qu’un jogging.

Bref, on nivelle par le bas. On entrave la créativité de ceux qui s’exprimaient grâce au costume ou qui y trouvaient une certaine sérénité.

Toutefois c’est un moindre mal. Car si le costume de bureau est mort, le costume tout court ne l’est pas !

Y’a pas de deuil à faire ! Qu’on arrête de vouloir l’enterrer ! D’ailleurs, la preuve : que porteriez-vous si vous deviez assister à son enterrement ?

Car oui, on pense spontanément à toutes ces occasions qui nécessitent d’en mettre un : enterrement, mariage, événements solennels. Elles le nécessitent car à cet instant le costume est une manière de montrer notre volonté de nous inscrire dans l’événement présent. Par pur respect pour la cérémonie et des personnes qui l’organisent. Là, dans ces moments, il nous faut un vêtement qui puisse dire : “je vous comprends et je suis là avec vous”.

Vous ne savez quel costume portez à un mariage, la réponse est ici 

C’est la force du costume, par sa forme, de pouvoir être inclusif quand il est porté de manière ponctuelle.

Mais ce n’est même pas cela qui me réjouit.

Ce n’est pas de me dire qu’on va encore pouvoir challenger notre Humphrey Bogart intérieur en portant notre seul et unique costume une fois toutes les quatre années bissextiles pour un mariage ou je ne sais quoi ! Non !

Ce qui me réjouit, c’est que désormais comme nous n’avons plus l’obligation de le porter, alors nous pouvons renouer avec le plaisir de le porter. En dehors de ces événements ! Nous pouvons nous reconnecter au vrai costume.

Pas le power suit, pas celui des hommes politiques, pas celui des businessmen, pas de ceux qui portent le costume comme une arme.

La vie n’est-elle pas une occasion suffisamment grande qu’on ait envie de la célébrer chaque jour ?

Pourquoi pas avec un costume ?

Plus rien ne vous en empêche maintenant.

Le costume est mort, alors il est temps d’inventer votre propre manière de le porter.

Un costume, c’est quoi au fond ? C’est un haut et un bas qui ont été fabriqués dans le même tissu. Rien de plus. Avant, on disait “complet”. Ce qui était bien plus parlant que de dire “costume”, qui est un autre mot pour dire “déguisement”.

Portez-en-un le week-end avec un t-shirt, un hoodie et des runnings.

Portez-en un tout en denim, avec une marinière, comme un vieux peintre français dans son atelier à Montmartre.

Portez-en un à motif pied-de-poule noir et blanc avec un polo en laine mérinos en dessous, comme Gabin.

Portez-en un workwear comme dans There Will Be Blood.

Portez-en à la cool, en twill ou corduroy, comme dans les lookbooks de Universal Works.

Portez-en un patchworké à la Hansen Garments.

Portez-en un très chic avec une chemise western !

Ou alors jouez-vous la Atelier Saman Amel. Le costume sans la cravate. Sans la chemise même possiblement. Soft, soft, soft. Soft les épaules. Soft les lignes. Soft la matière.

Le plus dur, pour s’habiller en costume de nos jours, c’est qu’on est seul. Désespérément seul dans la foule. Mais ce n’est pas parce qu’on est seul qu’on a tort.

Soyez votre propre icône. Devenez votre propre Gabin, votre Noiret. Votre Humphrey !

Ne portez pas le costume comme une chose précieuse sur vos épaules. Mettez les mains dans les poches comme le Prince Charles. Celui-là même qui aime tellement ses costumes qu’il les fait raccommoder et les porte ainsi.



(Photo by Niall Carson/Pool/Samir Hussein/WireImage)

Réinventez le costume à votre manière. Devenez votre propre Hedi Slimane.

Et quand je vous croiserai sur mon chemin, je saurai vous reconnaître et vous me reconnaîtrez. Et d’un coup d’œil on se dira qu’on est de la même famille. De la famille de ceux qui ont compris, que ce n'est pas parce que le costume est mort qu’on ne doit pas le ressusciter.

Pour savoir tout ce que Benoît aime dans le costume c'est ici

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