BILLET – POURQUOI JE ME RÉJOUIS DE LA MORT DU COSTUME
Temps de lecture : 8 minutes
Publié par Jordan Maurin le Aujourd'hui0
Mis à jour le 1 mars 2021
Gros
plan sur Humphrey Bogart.
Sa coiffure est
impeccable. Tirée en arrière d’un geste de peigne. Il a dans l’œil un
éclat faible de nostalgie. Les lèvres boudent. Qu’est-ce qu’il y a
Humphrey, t’es triste ce soir ?
Il est assis à une
table. Devant lui, on voit une bouteille. Elle est bientôt vide. Ce n’est pas
de l’eau minérale. Humphrey a bu. Et pas qu’un peu. Et il a fumé. Un paquet
peut-être, à juger d’après l’épais nuage qui l'enveloppe.
La caméra s’éloigne et
alors on voit comment il est habillé : mais c'est un... oui
c’est un t-shirt qu’il porte. Il est col V et moule un peu trop sa poitrine
plus toute jeune. Il est froissé aussi. On aperçoit bientôt ses bras velus.
Très, très velus. Vraiment très velus. Voilà son pantalon. Il est gris clair on
dirait. Élastiqué à la taille en gros molleton. C’est un... un jogging y’a pas
d’autre manière de dire.
La caméra recule
encore et le décor est splendide. C’est un cabaret de velours et
d’or. Et sur le parquet lustré, Humphrey a des chaussettes
trouées.
COUPEZ !
Oui je sais. C’est
impensable. Le simple nom d’Humphrey Bogart est une invocation de
l’élégance. On dit Humphrey et l’esprit
voit un costume ou un smoking, la veste croisée
blanche à col châle, le nœud papillon qui penche juste assez pour faire croire
que rien n’est calculé.
(Photo by Warner
Brothers/Getty Images)
Et quand son
personnage est torturé, au moins à l’écran, c’est une
torture endimanchée. S’il est nostalgique, c’est une nostalgie
fringante. Et s’il fait la moue, c’est une moue magnifique.
Humphrey,
en plus de son métier d’homme, a ajouté celui d’icône. Et pour le jeune impressionnable que j’étais, le
costume qu’il porte et surtout sa manière de le porter a été un déclic. J’étais
au bord du précipice qu’on appelle #menswear, je contemplais ce qu’il s’y
passait sans oser rejoindre la fête, j’avais un peu le vertige et Bogart
dans Casablanca (Michael Curtiz, 1942), c’était
l’équivalent d’un mec arrivé à toute vitesse sautant à pieds joints entre
mes deux omoplates.
Chute libre. Libre oui,
mais avec le costume bien en tête, bien vissé dans ma caboche impressionnable
comme l’un des moyens les plus sûrs d’atteindre l’élégance.
Et bien que j’aie fait
du chemin depuis cette chute, j’ai tendance à le penser encore. Je me demande :
qu’est-ce qu’il resterait des Oiseaux de Nuit d’Edward Hopper sans
les types maussades en costume aux côtés de la dame en rouge ?
Qu’est-ce
qu’il resterait à Julian Kaye sans ses fringues Armani, dans American Gigolo ?
Copyright: Courtesy
Everett Collection MMDAMGI EC001
Il ne
resterait que le glauque. L’insoutenable.
Le
costume sauve les apparences. Il
fait même bien plus, il sublime les destinées humaines, il les rend
supportables. Et c’est d’ailleurs bien souvent, le propre de l’art que de
rendre la vie un peu plus supportable.
Je ne dis pas que le
costume, c’est de l’art, je dis qu’il s’en rapproche dans ses effets quand
il est bien fait, quand il est bien porté, quand il est bien représenté.
Car
c’est là tout l’enjeu : bien le porter.
Et la raison pour
laquelle les élégants contemporains ne citent pas d’autres contemporains comme
référence stylistique, c’est que les acteurs, musiciens, artistes, portent aujourd’hui le
costume comme un déguisement. Ils se déguisent en élégant.
Regardez-moi, j’ai mis
un costume.
Là où pour Bogart et
les autres, porter un costume était aussi naturel que de
voir, sentir, goûter ou entendre.
C’est un sport de
s’habiller, ça demande de la pratique. Porter un costume ne s’improvise
pas.
Il faut trouver
les causes qui donnent les effets désirables. Et encore faut-il savoir ce
qui est désirable ! Et comment nos acteurs contemporains
pourraient-ils le savoir alors que le costume ne se porte plus au quotidien.
- Trois millions de costumes vendus en 2011, en
France.
- 1,4 million entre août 2018 et juillet
2019. +
La raison de cette
chute est simple : le costume n’est plus considéré comme l’uniforme
réglementaire des métiers de représentation et de la banque et finance.
Par
exemple, Goldman Sachs, la plus sévère des banques d’investissement en
matière de dresscode, a annoncé en 2019 à ses 36 000
employés qu’ils pouvaient désormais s’habiller de manière moins formelle.
La fête de la
cravate, c’est terminé. Le casual friday, c’est toute
la semaine à présent. Un nouvel usage est défini, un nouvel ordre
mondial vestimentaire, c’est le plus grand nombre qui a décidé. Et tant
pis pour ceux qui se sentaient bien dans leurs costumes.
Est-ce qu’on va le
pleurer ?
Pas du tout.
Vous pensiez qu’après
mon introduction qui fleurait bon le “c’était mieux avant”, j’aurais répondu
“oui” à cette question.
J’ai trois remarques
à faire à ce sujet :
1.
Il est absurde de demander à ses
employés de venir en costume-cravate rencontrer des clients qui font à peine
l’effort de mettre une chemise.
2.
Est-ce qu’on va vraiment pleurer la fin
du costume de bureau si ça veut dire moins de cravates immondes et de
vestes aux épaules tombantes ?
3.
La pandémie mondiale de 2020 a
définitivement achevé le costume de bureau.
Bon débarras.
Désormais,
le costume n’est plus l’habit du pouvoir. Il est même devenu l’inverse. Il habille
celui qui n’en a pas, celui auquel on impose les règles. Celui qui les dicte,
lui, s’habille en hoodie, en jean, en New Balance et parfois il
porte des tongs.
Steve Jobs, Mark
Zuckerberg, Elon Musk et les nouvelles figures du pouvoir ne
portent pas de costume.
(Photo by Kim
Kulish/Corbis via Getty Images)
Ils trouvent ça frivole
de se demander quelle cravate va le mieux avec sa chemise. C’est une
décision de trop sur une journée qui en comprend déjà trop. Ils
veulent se concentrer sur le business car c’est là qu’est le
vrai salut pour eux.
Bien sûr, c’est aussi une
manière de s’affranchir de l’ancien monde, de dire : on ne va pas jouer
selon vos règles. Et quand Mark Zuckerberg se présente en costume à une
audience devant le sénat américain sur l'utilisation des datas par Facebook,
est-ce que cela veut justement dire le contraire ? Que cette fois il veut bien
jouer selon les règles du système judiciaire ?
Mark Zuckerberg,
devant une commission de sénateurs américains, le 10 avril 2018. (Photo By Bill
Clark/CQ Roll Call)
Bien que je ne partage
pas cette vision qui consiste à dire que de réfléchir à la meilleure
manière de se présenter au monde est une perte de temps, je ne peux
m’empêcher de penser que l'abandon de ce dresscode d’un
autre temps est un progrès.
Je me dis qu’il
est difficile de faire de vrais progrès entre l’égalité homme/femme tout
en conservant ces normes des années 1950.
Je me dis
qu’il est peut-être plus difficile d’avancer sur les questions
de genre et d’identité sexuelle si l’on n’assouplit pas les règles en
matière d’expression personnelle par le vêtement.
L’habillement
n’est pas frivole, il dit souvent beaucoup de la manière dont on pense. Il peut dire beaucoup de nos idéaux aussi. Du monde
tel qu’on voudrait le voir. Et sans que ce soit politique bien sûr. Je mets des
chaussettes écrues avec des mocassins parce que c’est interdit par les gens
bien-pensants et que je voudrais que plus de personnes s’affranchissent des
limites vestimentaires qu’on leur impose.
Du coup, qu’en
est-il de ceux qui aimaient venir travailler en costume ? Ah ça, le
mémo de Goldman Sachs ne le dit pas.
En revanche, ce qu’on
peut imaginer, c’est qu’un type en costume dans un open-space rempli de gens en
chino et Stan Smith ça va faire jaser. Et on va lui faire retirer son
costume. Lentement. Par le simple poids des regards et des remarques
sous le couvert de l’humour. Viens-nous rejoindre dans la médiocrité.
Je ne veux pas dire
que porter un chino est médiocre par rapport au fait de porter un
costume. Ce serait aussi absurde que de dire qu’un escargot, c’est mieux
qu’une limace. Alors que chacun sait qu’un albatros, c’est beaucoup
mieux. Enfin ça se voit, c’est évident.
Ce que je veux dire,
c’est que la norme deviendra celle du moindre effort vestimentaire. Car
trop de personnes donnent une importance démesurée au confort. Alors même qu’un
costume bien taillé, laissant suffisamment de place pour bouger peut-être
aussi confortable qu’un jogging.
Bref, on nivelle par
le bas. On entrave la créativité de ceux qui s’exprimaient grâce au
costume ou qui y trouvaient une certaine sérénité.
Toutefois c’est un
moindre mal. Car si le costume de bureau est mort, le costume tout
court ne l’est pas !
Y’a pas de deuil à
faire ! Qu’on arrête de vouloir l’enterrer ! D’ailleurs, la preuve : que
porteriez-vous si vous deviez assister à son enterrement ?
Car oui, on pense
spontanément à toutes ces occasions qui nécessitent d’en mettre un :
enterrement, mariage, événements solennels. Elles le nécessitent car à cet
instant le costume est une manière de montrer notre volonté
de nous inscrire dans l’événement présent. Par pur
respect pour la cérémonie et des personnes qui l’organisent. Là, dans
ces moments, il nous faut un vêtement qui puisse dire : “je vous comprends et
je suis là avec vous”.
Vous ne savez quel costume portez à un mariage, la
réponse est ici
C’est
la force du costume, par sa forme, de pouvoir être inclusif quand il est
porté de manière ponctuelle.
Mais ce n’est même pas
cela qui me réjouit.
Ce n’est pas de me
dire
qu’on va encore pouvoir challenger notre Humphrey Bogart
intérieur en portant notre seul et unique costume une fois toutes les
quatre années bissextiles pour un mariage ou je ne sais quoi ! Non !
Ce qui me réjouit,
c’est que désormais comme nous n’avons plus l’obligation de le porter,
alors nous pouvons renouer avec le plaisir de le porter. En
dehors de ces événements ! Nous pouvons nous reconnecter au vrai
costume.
Pas le power
suit, pas celui des hommes politiques,
pas celui des businessmen, pas de ceux qui portent
le costume comme une arme.
La vie n’est-elle pas
une occasion suffisamment grande qu’on ait envie de la célébrer chaque jour ?
Pourquoi pas avec un
costume ?
Plus rien ne vous en
empêche maintenant.
Le
costume est mort, alors il est temps d’inventer votre propre manière de le
porter.
Un costume, c’est quoi
au fond ? C’est un haut et un bas qui ont été fabriqués dans le même tissu.
Rien de plus. Avant, on disait “complet”. Ce qui était bien plus parlant que
de dire “costume”, qui est un autre mot pour dire “déguisement”.
Portez-en-un le
week-end avec un t-shirt, un hoodie et des runnings.
Portez-en un tout en
denim, avec une marinière, comme un vieux peintre français dans son
atelier à Montmartre.
Portez-en un à motif
pied-de-poule noir et blanc avec un polo en laine mérinos en dessous, comme
Gabin.
Portez-en un workwear comme dans There
Will Be Blood.
Portez-en à la cool,
en twill ou corduroy, comme dans les lookbooks de Universal Works.
Portez-en
un patchworké à la Hansen Garments.
Portez-en un très chic
avec une chemise western !
Ou alors jouez-vous
la Atelier Saman Amel. Le costume sans la cravate.
Sans la chemise même possiblement. Soft, soft, soft. Soft les épaules. Soft les
lignes. Soft la matière.
Le plus dur, pour
s’habiller en costume de nos jours, c’est qu’on est seul. Désespérément seul
dans la foule. Mais ce n’est pas parce qu’on est seul qu’on a
tort.
Soyez votre propre
icône. Devenez votre propre Gabin, votre Noiret. Votre Humphrey !
Ne
portez pas le costume comme une chose précieuse sur vos épaules. Mettez les mains dans les poches comme le Prince
Charles. Celui-là même qui aime tellement ses costumes qu’il les fait
raccommoder et les porte ainsi.
(Photo by Niall
Carson/Pool/Samir Hussein/WireImage)
Réinventez
le costume à votre manière. Devenez
votre propre Hedi Slimane.
Et quand je vous
croiserai sur mon chemin, je saurai vous reconnaître et vous me reconnaîtrez.
Et d’un coup d’œil on se dira qu’on est de la même famille. De la famille de
ceux qui ont compris, que ce n'est pas parce que le costume est mort qu’on ne
doit pas le ressusciter.
Pour savoir tout ce que Benoît aime dans le costume
c'est ici
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